« Cette politique d’accueillir les gens là où ils sont, et là où ils en sont, a été un énorme progrès de santé publique »

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Article rédigé par Pauline Amadé Dimitrov 9 décembre 2025
La création des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) est l’aboutissement de plusieurs décennies d’expérimentations et d’évolutions des politiques de santé publique sur la « toxicomanie » et les addictions. Martine Lacoste, vice-présidente de la Fédération Addiction et directrice de l’association régionale Clémence Isaure (Toulouse), revient pour nous sur les grandes étapes de ce parcours.

Fédération Addiction : Quelle a été la genèse des CAARUD ? Quels étaient les dispositifs préexistants, et dans quel contexte avaient-ils était mis en place ?

Martine Lacoste : Il n’y pas d’avancées sur les questions sensibles sans de grands politiques : la genèse des CAARUD est très liée à Simone Veil, ministre de la Santé en 1993. Une femme politique d’un grand courage, qui était capable intellectuellement et humainement de porter des causes difficiles. Tout comme la genèse de la réduction des risques est liée à Michèle Barzach en 1987.

Pour faire un peu d’histoire, il faut se rappeler que les centres créés par la loi de 1970 avaient surtout été créés pour répondre à la demande de soins des usagers… c’est-à-dire de sevrage. Mais lorsque la demande de soin n’était plus là, et que la personne recommençait à consommer, souvent le séjour et l’accompagnement s’arrêtaient aussi. Par ailleurs, pour certaines personnes, arrêter les substances n’était pas le projet, soit parce qu’ils ne pouvaient pas, soit parce qu’ils ne voulaient pas.

Dans les années 1980, la situation sanitaire liée au sida s’est dégradée. On a pris conscience qu’il y avait énormément de personnes que nous, dans les centres de soin, nous ne voyions pas. Ce sont les associations humanitaires, Médecins du monde, Aides, qui les rencontraient, qui faisaient de l’aller-vers et accueillaient des gens déjà en grande difficulté. Et il s’avérait qu’une grande partie de ces usagers accueillis étaient séropositifs. Au début des années 1990, alors que la situation sanitaire liée au sida continuait à se dégrader, on entrait presque dans un scandale d’État. Sachant qu’à la même époque, le scandale du sang contaminé avait éclaté et il pouvait y avoir la crainte pour un gouvernement d’être jugé en cas d’inaction auprès des « toxicos ». Simone Veil a eu une prise de conscience. À noter que Bernard Kouchner, ministre de la Santé avant elle, avait initié une réflexion sur la réduction des risques.
Mais la voix la plus forte dans ce contexte, c’était la parole des usagers. Ils se sont constitués pour la première fois en associations et, en 1993, ont porté la mobilisation « Limiter la casse » dans laquelle il y avait, à la fois des personnes individuelles, comme Anne Coppel, présidente de l’association et sociologue, et des associations comme ASUD, qui s’est constituée un peu sur le modèle de l’association Aides.

On est donc à la croisée des chemins entre un mouvement militant, une prise de conscience politique, une crainte du politique de se retrouver pris dans une affaire similaire à celle du sang contaminé et, parmi ces politiques, des personnes se sont senties sensibilisées humainement à la situation des usagers de drogues, que le sida avait contribué à stigmatiser plus encore.

Fédération Addiction : Quelles sont les mesures alors prises par Simone Veil concernant les dispositifs d’accueil ?

Martine Lacoste : En 1993, Simone Veil a présenté son plan gouvernemental de lutte contre la toxicomanie avec une circulaire autorisant l’ouverture de lieux d’accueil inconditionnel à l’arrêt des usages, ouverts sur la rue et très accessibles, où il pourrait y avoir des échanges de seringues, et une prévention des pathologies infectieuses : c’était une priorité de santé publique. Trois lieux se sont ouverts dans la foulée de ce texte : à Marseille, à Paris et Toulouse, portés par des associations médico-sociales déjà existantes et solides. Il faut rappeler que le budget était aléatoire et non encore intégré à la Sécurité sociale.

Ces lieux, appelés « boutiques », ont commencé à inventer une clinique de la réduction des risques. Il s’agissait d’abord de prévention des pathologies infectieuses, en répondant de façon très individualisée aux besoins de matériel de consommation, tout en étant présent pour accompagner l’accès au soin et aux droits. Écouter la situation sanitaire et surtout comprendre avec les usagers comment réduire les risques. C’est eux qui ont « enseigné » aux nouveaux intervenants les pratiques. La notion d’expérience des usagers est apparue de façon évidente à la fois pour leur pratique individuelle, et au-delà, dans l’amélioration de la qualité des réponses. Ce savoir profane, reconnu par les professionnels, a conduit au recrutement d’usagers dans les équipes (c’était prévu par la circulaire). Ainsi, usagers et professionnels ont inventé ensemble la réduction des risques telle qu’elle est aujourd’hui en France.

Plusieurs lieux se sont ouverts au cours des années 1990, avec peu à peu des boutiques dans toutes les grandes villes. Et les usagers sont venus massivement, au-delà de ce que nous pouvions imaginer. Le but des équipes, c’était vraiment de créer un lien avec ces personnes qui étaient très mal, très désocialisées, très éloignées de l’accès au soin, de l’accès aux droits. Et je pense que ce pari de la rencontre a été réussi pour les usagers, qui ont fait évoluer leur manière de consommer, et pour les professionnels qui ont fait évoluer leur manière d’écouter. Rapidement le taux des contaminations au VIH a baissé ainsi que le nombre de surdoses.

Donc cette politique d’accueillir les gens là où ils sont, et là où ils en sont, a été un énorme progrès de santé publique.

Fédération Addiction : En quoi la mise en place des CAARUD a été une nouvelle étape, après celle de la création des boutiques ?

Martine Lacoste : En 2002, il y a un fracas politique, une re-stigmatisation des usagers de drogues. Et à ce moment-là, à la mission interministérielle (MILT), Didier Jayle, qui était médecin et s’était occupé d’usagers de drogues au cours de sa carrière, travaillait à faire passer la réduction des risques dans la loi. Il a réuni les associations qui expérimentaient les boutiques, dont l’ANITEA (inspiratrice, avec la Fédération des acteurs de l’alcoologie ambulatoire, de la Fédération Addiction). Les échanges ont été nombreux, parfois compliqués, il a fallu faire des compromis. Par exemple, le « testing » a été refusé. Heureusement l’analyse de drogue a été inscrite ensuite dans la loi de 2016. Mais en 2004, les représentants du ministère de l’Intérieur avaient refusé cet outil.

La réduction des risques est donc apparue dans la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, sous le chapeau de la lutte contre les maladies infectieuses. Deux groupes de travail ont ensuite été constitués par la direction générale de la santé, avec AIDES, Médecins du monde et d’autres associations. Nous étions présents au titre de l’ANITEA, et nous travaillions pour produire un référentiel de la réduction des risques en nous appuyant sur nos plus de 10 ans d’expérience pratique. Ce référentiel est paru en avril 2005 en tant que décret d’application de la loi de 2004. Le travail s’est ensuite poursuivi pour élaborer les missions des CAARUD et leur donner une solidité d’inscription grâce au décret, qui est sorti en décembre 2005.

La réduction des risques est ainsi officialisée dans des dispositifs pérennes, avec cette crainte malgré tout de perdre l’innovation, l’engagement, la militance, par les effets de l’institutionnalisation. Toutefois les équipes ont gardé ce souci d’être au plus près des consommateurs, pour s’adapter en permanence, à l’évolution des produits, des modes de consommation, des outils : la réduction des risques à distance, les points d’échanges de seringues en pharmacie, la distribution de la naloxone, le dispositif TAPAJ, l’aller-vers en milieu festif, l’accompagnement des consommations… et bien sûr, s’adapter à l’évolution de l’atmosphère générale.

Fédération Addiction : Comment s’est passée l’installation des boutiques, puis des CAARUD, dans les quartiers ? Y-a-t-il eu des discussions avec les riverains ? Des difficultés d’acceptation ?

Martine Lacoste : Ces questions se sont posées depuis le début et, selon les lieux, chacun a fait comme il a pu, il n’y avait pas de méthode a priori. Si je prends l’exemple du CAARUD Intermède à Toulouse, nous nous sommes concentrés sur les discussions avec les habitants de l’immeuble où était située la boutique/CAARUD. Ça a été compliqué, et c’est le vice-président de Clémence Isaure, représentant la société civile, qui a engagé sa responsabilité comme garantie. De plus, nous avons proposé à tous les riverains de leur apporter un soutien dès qu’ils voyaient un problème ou se sentaient en insécurité. L’idée était de faire valoir à égalité, l’intérêt des riverains d’avoir la tranquillité publique et l’intérêt des usagers d’avoir l’accès aux soins. Toutes les boutiques ont travaillé à réfléchir à ce double intérêt permanent.

Ces dernières années, on ressent un durcissement, du côté de certains riverains, mais ce n’est pas lié aux CAARUD, c’est plutôt lié à l’atmosphère générale de peur ou d’insécurité, et l’on trouve des boucs émissaires. Les usagers de drogues sont caricaturés par certains médias qui parlent par exemple de « salle de shoot » pour les haltes soins addiction, et privent ces espaces de leur fonction première d’accès aux soins, de réduction des risques…

J’aimerais rappeler que nous avons ouvert le CAARUD Intermède en plein centre de Toulouse il y a aujourd’hui 31 ans. On a 10 000 accueils par an, ce qui est la moyenne pour un CAARUD de grande ville. En plus de 3 décennies nous n’avons eu à déplorer que 3 véritables incidents entre usagers et riverains. Est-ce qu’on peut parler d’insécurité ? A l’inverse dans les endroits où il n’y a pas de CAARUD, il peut y avoir des « abcès de fixation » et des problèmes beaucoup plus fréquents. Pourquoi ? Parce que les CAARUD sont des lieux de sécurité et d’alliance pour les usagers. Ils s’y sentent accueillis, respectés, ils s’y apaisent … et, même s’ils continuent à consommer, ils vont mieux. En cela les CAARUD concourent à la tranquillité publique.

Fédération Addiction : Si on pouvait faire progresser, améliorer le dispositif, qu’est-ce qu’il faudrait faire ?

Martine Lacoste : Dans les années 90, les usagers étaient stigmatisés et les portes n’étaient pas grandes ouvertes. Nous avons clairement progressé mais les difficultés d’accès aux soins et aux droits n’ont pas disparu, au contraire ! Par manque de moyens, les personnes ont du mal à accéder aux services de sevrage et la psychiatrie souffre autant que ses patients. Les consommations évoluent, gagnent les territoires ruraux pendant que, dans les centres villes, on fait tout pour écarter les personnes en précarité. Très clairement, nous avons besoin de plus de moyens, de plus de CAARUD notamment dans la ruralité. Et il faut fluidifier les parcours car les CAARUD sont une étape, pas une fin en soi.

Si la loi de 2016 a été un véritable progrès (sur la naloxone, sur l’analyse de drogues), nos dispositifs restent fragiles. La non-pérennisation des haltes soins addictions, le fait qu’il n’y en ait que deux en France en est le témoin. Car il ne faut pas oublier que plus on accompagne les personnes, moins elles prennent de risques. Moins elles prennent de risques, plus elles prennent soins d’elles-mêmes. C’est un cercle vertueux !