Les motivations à l’usage de drogues : une diversité trop souvent oubliée

Partager sur

Article rédigé par Michaël Hogge 7 février 2023

Cet article est paru dans le numéro de la revue international francophone Addiction(s) : recherches et pratiques de décembre 2022 dont le thème est « Pour une approche écologique de la santé mentale en addictologie ».

Commander ce numéro sur notre boutique

De l'usage ritualisé à l'usage de masse

Depuis des temps immémoriaux, les utilisations ritualisées et thérapeutiques de substances psychoactives sont historiquement documentées dans de nombreuses cultures et civilisations. Elles semblent d’ailleurs être un dénominateur commun à bon nombre de groupes humains. Les produits autres que l’alcool se sont répandus de leurs niches originelles vers les sociétés occidentales après le Moyen-Âge, au rythme des grandes découvertes. Les usages de masse à caractère hédoniste sont toutefois essentiellement apparus à la fin du 19e siècle et dans le courant du 20e siècle, avec l’essor de la société de consommation et les progrès de la chimie.

Les conséquences socio-sanitaires de ces usages peu encadrés ont favorisé, en sus des enjeux économiques, politiques et post-coloniaux, l’instauration des législations prohibitionnistes, qui se sont généralisées à l’échelle mondiale dès le

début du 20e siècle. L’interdit et les campagnes de diabolisation des drogues ont plongé les usagers dans la clandestinité tout en aggravant les problématiques sanitaires liées à la consommation. Autre conséquence, une modification des représentations sociales1 associées aux usages et aux usagers. L’usage de drogues a ainsi progressivement évolué du statut de « rite ancestral » à celui de « plaisir coupable », de « péché moral » et enfin de « danger sanitaire et social ». L’usager a quant à lui été considéré tour à tour comme un hédoniste, un marginal, un délinquant ou un malade.

Des représentations de l'usage stéréotypées

Depuis de nombreuses décennies, les représentations sociales liées aux drogues sont davantage façonnées par les médias, les campagnes de prévention, par la peur et les faits divers relatés dans la presse que par une percolation des discours scientifiques ou une visibilisation des vécus et de la parole des usagers. Ces représentations restent donc fondamentalement clivées et stéréotypées, en particulier chez les personnes qui n’en ont jamais consommé ou qui n’ont pas de consommateurs dans leur entourage. Deux types d’usage émergent principalement de ces représentations : d’une part, l’usage récréatif, qui est le plus souvent représenté comme étant le fait de jeunes individus irresponsables, mûs par la recherche de plaisir et de sensations fortes, et enclins à braver dangers et interdits ; d’autre part, l’usage addictif, qui est représenté comme étant dicté par un désir impérieux et irrépressible de consommer, rendant les comportements impulsifs et dangereux pour la société. L’usager « addict » est représenté comme un pantin régi par la toute-puissance du produit. Paradoxalement, il est aussi perçu comme responsable de sa consommation (plus particulièrement de sa dépendance), et son incapacité à s’en défaire fait de lui un être faible et manquant de volonté.

Ces représentations ne sont pas totalement dénuées de fondement, mais elles manquent de nuances et ne correspondent qu’aux deux extrémités d’un continuum d’usages plus hétérogènes, tant au niveau des motivations qui les sous-tendent que des pratiques d’usage associées. Elles entraînent en outre la mise en place de processus de stigmatisation, de marginalisation et d’exclusion des usagers, qui rendent difficiles l’exercice et le maintien de leurs droits fondamentaux tout en compliquant le travail des professionnels de santé. Elles participent aussi à l’immobilisme politique en matière de législation sur les drogues comme à la frilosité des politiques de santé publique.

Des motivations de l'usage au-delà des « clichés »

Cependant, les raisons qui poussent à la consommation de drogues ne correspondent pas forcément à celles qui sont véhiculées par ces représentations sociales stéréotypées. Ainsi, dans une étude récente qui visait à identifier les attitudes des Belges par rapport au cannabis (voir Stévenot & Hogge, 2022), les motifs avancés par les usagers pour expliquer leur consommation étaient relativement variés, même si certains étaient plus fréquemment évoqués que d’autres. Ainsi, outre la détente, fréquemment citée (67,2 %), on retrouvait le plaisir ou la recherche d’euphorie (31,8 %), l’amélioration du sommeil (30,3 %), la curiosité (23,6 %), la gestion de l’anxiété (22,5 %), la réduction de douleurs physiques (21,7 %) ou encore la régulation de l’humeur (13,4 %). Alors que les motifs avancés par les usagers occasionnels étaient le plus souvent récréatifs, l’évocation d’un ou plusieurs motifs de soulagement étaient nettement plus fréquente chez les usagers réguliers. Il est donc probable que l’usage de cannabis ait davantage tendance à se régulariser chez les usagers qui y trouvent (ou y recherchent) un bénéfice thérapeutique.

Le cannabis n’est assurément pas le seul produit dont l’usage peut poursuivre des objectifs auto-thérapeutiques : de nombreuses substances licites et illicites sont utilisées à des fins de soulagement ou de stratégies de coping, ce qui n’exclut pas d’éventuels dommages sur la santé. Ce type d’usage est favorisé par le contexte socio-économique et par les exigences et pressions de la société actuelle, génératrice de souffrance et d’inégalités sociales (y compris de santé). Cet usage a aussi été accentué par la crise sanitaire liée au Covid-19 (Rogers et al., 2020 ; Taylor et al., 2021).

Mais l’usage de drogues ne se limite pas à la seule recherche de plaisir ni de soulagement. Ainsi, l’augmentation actuelle de la consommation de psychostimulants (en particulier de cocaïne) dans les sociétés occidentales ne peut certainement pas se réduire à une simple explosion de l’offre : il est très probable qu’elle soit également liée à l’impact grandissant des valeurs du néolibéralisme sur l’ensemble de la société. Les rapports sociaux sont de plus en plus imprégnés par l’exigence de performance et son corollaire, l’esprit de compétition et certaines personnes consomment des psychostimulants afin d’améliorer leurs performances scolaires, professionnelles, sportives ou même sociales. Plusieurs professions sont d’ailleurs considérées comme particulièrement à risque, telles que les métiers de la restauration, de la communication ainsi que des arts et spectacles (INPES, 2010).

Enfin, certaines personnes utilisent des substances illégales (en particulier les psychédéliques) à des fins introspectionnistes, voire dans une démarche curative ou spirituelle. Le recours à certains produits dans le but d’induire des états modifiés de conscience a toujours existé. Il permet de transcender les limites des conditionnements et modes de pensée habituels, ce qui fait partie des aspirations fondamentales de l’être humain.

Une littérature scientifique discrète

La littérature scientifique relative à l’usage d’alcool s’intéresse depuis plusieurs décennies aux différentes motivations qui sous-tendent cette consommation (voir notamment les travaux de Cox & Klinger, 1988 et ceux de Cooper, 1994). L’intérêt des chercheurs pour les motivations à l’usage de drogues (à l’exception du cannabis) est en revanche plus sporadique et porte le plus souvent sur l’initiation à l’usage. En outre, le volet motivationnel n’est généralement pas intégré aux enquêtes ni bulletins épidémiologiques.

Selon une récente étude, les motivations à l’usage de substances psychoactives peuvent être classées en huit catégories (voir Biolcati & Passini, 2019) : stimulation, socialisation, conformité, réduction de l’anxiété, réduction de la dépression, réduction de l’ennui, amélioration des performances et trans-

Bibliographie

cendance. Une neuvième catégorie a été proposée par d’autres chercheurs afin de rendre compte de la motivation dominante en cas de dépendance physique : la réduction des symptômes de sevrage (Mahu et al., 2021). Ces motivations peuvent varier en fonction des individus, des produits et de l’intensité des consommations. Elles peuvent aussi évoluer au cours du temps chez une même personne, voire fluctuer en fonction des épisodes de consommation.

La principale limite de cette étude est dûe au fait que les données sont auto-rapportées par les participants. En effet, que ce soit par désir de bien paraître (désirabilité sociale), par oubli (biais mnésique) ou par une perception erronée (déni, rationalisation) de leurs comportements, les motivations auto-rapportées par les participants à l’étude peuvent être en partie faussées par ces mécanismes psychologiques.

Il nous semble donc nécessaire de mener de manière plus systématique des études auprès des populations d’usagers afin d’objectiver cette diversité d’usages ainsi que leurs fonctions, de les quantifier et d’en comprendre les déterminants intra et interindividuels. Cette visibilisation est probablement un prérequis à l’ajustement des représentations sociales. Elle pourrait aussi favoriser l’évolution des politiques de santé publique ainsi que les législations sur les produits, et enrichir le travail des professionnels (médecins, psychologues, éducateurs…) en contact avec les usagers.

Bibliographie

• Biolcati, R. & Passini, S. (2019). Development of the Substance Use Motives Measure (SUMM) : A comprehensive eight-factor model for alcohol/drugs consumption. Addictive Behaviors Reports, 10 : 100199.
• Cooper, M. L. (1994). Motivations for alcohol use among adolescents : Development and validation of a four-factor model. Psychological Assessment, 6, 117–128.
• Cox, M. & Klinger, E. (1988). A motivational model of alcohol use. Journal of Abnormal Psychology, 97, 168–180. • Guimelli, C. (1999). La pensée sociale. Paris : Presses Universitaires de France.
• INPES (2010). Baromètre santé 2010. Paris : Institut national de prévention et d'éducation pour la santé.
• Mahu, I.T., Barrett, S.P., Conrod, P.J., Bartel, S.J., & Stewart, S.H. (2021). Different drugs come with different motives : Examining motives for substance use among people who engage in polysubstance use undergoing methadone maintenance therapy (MMT). Drug and Alcohol Dependence, 229 : 109133.
• Reynaud, M., Luquiens, A., Aubin, H.-J., Talon, C. & Bourgain, C. (2013). Quantitative damage-benefit evaluation of drug effects : Major discrepancies between the general population, users and experts. Journal of Psychopharmacology, 27, 590-599.
• Rogers, A.H., Shepherd, J.M., Garey, L., & Zvolensky, M.J. (2020). Psychological factors associated with substance use initiation during the COVID-19 pandemic. Psychiatry Research, 293 : 113407.
• Spilka, S., Le Nézet, O., Janssen, E., Brissot, A., Philippon, A., & Chyderiotis, S. (2019). Drogues : perceptions des produits, des politiques publiques et des usagers. OFDT : Paris.
• Stévenot, C. & Hogge, M. (2022). Tableau de bord de l’usage de drogues et ses conséquences socio-sanitaires en région de Bruxelles-Capitale. Eurotox : Bruxelles.
• Taylor, S., Paluszek, M.M., Rachor, G.S., McKay, D. & Asmundson, G. J. G. (2021). Substance Use and Abuse, COVID-19-Related Distress, and Disregard for Social Distancing : A Network Analysis. Addictive Behaviors, 114 : 106754.