Crack : droit de réponse au Figaro

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Article rédigé par Fédération Addiction 23 juin 2022
Le 17 juin 2022, Le Figaro publiait un article intitulé « Crack, drogues dures : l’échec d’une politique qui a abandonné toute volonté de sevrage ». Cet article entendait démontrer l’inefficacité des associations qui accompagnent les usagers de drogues à « éradiquer les addictions » : il comportait en réalité plusieurs erreurs et présentait sous un jour malveillant les activités des associations adhérentes de la Fédération Addiction et de leurs salariés. La Fédération Addiction, par la voix de son président Jean-Michel Delile et de sa déléguée générale Marie Öngün-Rombaldi, a donc écrit un droit de réponse. Voici le texte de ce courrier adressé au directeur de la publication du Figaro.

Monsieur,

Le 17 juin 2022, Le Figaro publiait un article de M. Luc Lenoir : « Crack, drogues dures : l’échec d’une politique qui a abandonné toute volonté de sevrage ». Il entend démontrer l’inefficacité des associations qui accompagnent les usagers de drogues à « éradiquer les addictions ».

Cet article comporte plusieurs erreurs, voire malveillances, et présente sous un jour trompeur les activités des associations adhérentes de la Fédération Addiction et de leurs salariés. En publiant cet article, vous n’avez pas respecté les critères d’objectivité journalistique que l’on est en droit d’attendre d’un grand journal comme Le Figaro. Nous nous voyons donc contraints de vous adresser ce droit de réponse.

1) Sur le sevrage comme objectif de la prise en charge en addictologie

Votre article est écrit sur la base d’un présupposé : le sevrage serait le seul objectif légitime d’une prise en charge des consommateurs de drogues. Plusieurs intervenants interrogés, parmi lesquels Mme Nathalie Latour, alors déléguée générale de la Fédération Addiction, M. Abdelka Boumansour, directeur général délégué du Groupe SOS Solidarités, ou encore la direction générale de la Santé sont cités expliquant que le sevrage total n’est plus l’approche unique en addictologie. Votre article aurait pu relever que cette évolution vers des objectifs différenciés selon les demandes et les capacités de chaque personne date en France de plusieurs décennies et est aujourd’hui universelle… à l’exception de quelques pays tels que la Fédération de Russie, la République populaire de Chine ou la République islamique d’Iran qui payent le prix de cette approche traditionnelle par des résultats catastrophiques en termes de santé publique.

Car les addictions sont en effet souvent aussi la conséquence de difficultés de vie, d’adversité psychologique et sociale. C’est particulièrement vrai lorsqu’on s’intéresse aux consommateurs de crack : il s’agit d’un public en très grande précarité, socialement exclu, bien souvent sans domicile avec parfois des soucis de santé mentale. En omettant de donner ces informations, votre journaliste présente donc de manière biaisée la position des intervenants cités, sous-entendant que ne pas mettre l’accent sur le sevrage serait une posture idéologique alors qu’elle relève d’une approche concrète et de l’expérience clinique qui nous démontrent que, pour ces personnes, la prise d’alcool ou d’autres produits donne une illusion de survie à laquelle ils ne sont pas prêts à renoncer d’emblée même si évidemment cela aggrave leurs problèmes. .

Ainsi, si l’abstinence totale ou partielle peut être l’objectif final, celui-ci n’est réalisable qu’à la condition de ne pas le proposer a priori, comme une condition préalable à une prise en charge, mais bien en proposant à la personne un accompagnement sanitaire et social global. Il s’agit bien d’un « cheminement » comme l’indique la citation de Mme Latour… Votre journaliste se permet pourtant de la balayer comme étant « une position sujette à débat, l’Académie de médecine se montrant beaucoup plus circonspecte sur la pure “réduction des risques” ». Cette affirmation est particulièrement grave : non seulement il n’est pour aucun professionnel question de « pure “réduction des risques” » (c’est bien pour cela que nous parlons de cheminement) mais surtout il s’agit d’une présentation fausse de la littérature scientifique sur le sujet, que l’invocation de l’Académie de médecine — institution par ailleurs totalement coupée du terrain — vise à embrumer1.

Enfin, il nous aurait semblé indispensable dans votre article de revenir sur l’utilité des salles de consommation à moindre risque, ou haltes soins addictions (HSA). Celle-ci a été évaluée en France par l’INSERM2 et par d’autres études dans les nombreux pays3 où elles existent en bien plus grand nombre que dans le nôtre. Tout d’abord, si le premier objectif d’une HSA n’est effectivement pas le sevrage mais le premier contact, elle y contribue en offrant un espace où les consommateurs de drogues peuvent rencontrer une équipe médicale et sociale et débuter un accompagnement. Une HSA est également un outil qui contribue à la tranquillité publique : votre article a beau jeu de citer l’élu M. Pierre Liscia, les chiffres (ceux de l’INSERM comme ceux du commissariat d’arrondissement) sont têtus et il était de votre devoir journalistique de les mentionner. La HSA de Paris a ainsi fait baisser le nombre de seringues trouvées dans le quartier où elle est implantée et la délinquance n’y a pas augmenté. Enfin, une HSA joue un rôle qui nous semble primordial : en offrant un espace sécurisé pour des conduites à risque, elle évite tout simplement des morts. Étrange là encore de ne pas le mentionner.

2) Sur les moyens publics investis dans la lutte contre les addictions

L’article de M. Lenoir liste les moyens apparemment colossaux investis par l’État contre les addictions (825 CSAPA, 146 CAARUD, 823 millions d’euros en 2021…) et les met en parallèle avec l’augmentation de la consommation de « drogues dures » et de décès par overdose. Il s’agit là encore d’une présentation partiale des faits qui confine à la malhonnêteté lorsque l’on sait qu’un débat est en cours précisément sur le manque de moyens alloués au secteur médico-social dont l’addictologie fait partie. Partout des salariés et dirigeants de structures dénoncent la difficulté de leurs métiers, pourtant mal reconnus, et le manque de moyens humains et financiers : rien n’en est dit dans l’article. Les honneurs qui nous étaient rendus pendant la crise du COVID semblent bien loin quand, grâce à notre action et à celle des autorités de santé, les décès par surdoses sont restés très limités dans notre pays alors qu’ils explosaient aux États-Unis et au Canada du fait précisément des carences des politiques de réduction des risques.

Et s’il s’agit de questionner les investissements publics, un autre chiffre aurait dû être mentionné : en 2018, les forces de l’ordre recevaient un milliard d’euros pour lutter contre les stupéfiants, un budget principalement consacré à l’interpellation de simples consommateurs (plus de 80 % des infractions liées aux drogues). La France reste pourtant vice-championne de la consommation de cannabis en Europe et le nombre de consommateurs de cocaïne a été multiplié par trois en dix ans4 : et si au moins une partie de cet argent était utilisée pour la prévention, la réduction des risques et le soin ? Une question que votre journaliste aurait dû poser.

3) Sur les drogues en général

Nous relèverons ici des inexactitudes qui démontrent que votre journaliste n’a malheureusement pas travaillé le sujet sur lequel il a prétendu écrire.

Tout d’abord, l’utilisation de l’expression « drogues dures » : si la distinction entre drogues « dures » et « douces » est courante, elle est totalement dépassée sur le plan scientifique. Le potentiel addictif d’une substance et les conséquences d’une addiction dépendent de plusieurs facteurs : le produit lui-même mais également le contexte et la personne. Aucun produit addictif ne peut être qualifié de « doux ». Un article censé aborder la prise en charge des addictions ne peut donc sérieusement pas utiliser un tel vocabulaire.

L’article affirme ensuite que la France aurait choisi « depuis 1992 », « une voie d’accompagnement et de consommation “supervisée” ». Pourtant, la loi du 31 décembre 1970 qui pénalise toute consommation de produit stupéfiant est toujours en vigueur. Présenter la mise en place de programmes de réduction des risques comme « la voie d’accompagnement de la consommation » est une grossière déformation de la réalité. En revanche, chose encore une fois oubliée de l’article, se développe depuis 1992 un programme de création de communautés thérapeutiques accueillant pour des longs séjours des personnes choisissant la voie de l’abstinence. Malheureusement, en raison là encore du manque de moyens, ces structures ne sont pas en mesure d’accueillir toutes les personnes désireuses d’en bénéficier ! Rappelons également ici que les programmes d’échange de seringues débutés à la fin des années 19805 ont permis de réduire drastiquement les infections au VIH chez les consommateurs de drogues injectées, sauvant des milliers de vies. De plus, le développement des traitements de substitution aux opiacés ont permis à notre pays, contrairement à ce qui est dit faussement dans l’article, d’être un des plus performants au niveau mondial en termes de réduction du nombre de décès par surdosages. Cela est reconnu au plan international comme un des plus grands succès de santé publique des dernières décennies. Être attaqués sur ce plan est inouï !

Enfin, il nous est impossible d’ignorer l’accusation qui est faite aux associations de profiter des addictions pour recevoir des subventions. Dirait-on des médecins, des infirmières, des hôpitaux ou des associations de lutte contre le cancer qu’ils vivent de la maladie et ont intérêt à ce que les gens tombent malades ? Que les associations pour la sécurité routière favorisent les accidents pour exister ? Au-delà du ridicule, cette accusation confine à l’insulte : nos professionnels sont engagés sur le terrain auprès de personnes en grande difficulté et dans des contextes complexes. Ils gèrent des situations souvent tendues, assistent parfois à des drames et certains ont même été blessés lors d’interventions répressives alors qu’ils travaillaient sur site. Faute de moyens alloués par l’État, leur rémunération est peu attractive et leurs conditions de travail loin d’être optimales. Quel cynisme et quelle indignité de prétendre qu’ils « profitent » de la situation.

Alors que les élections législatives ont été l’occasion pour certains candidats à Paris d’utiliser le sort des usagers de drogues comme argument de campagne, vous avez choisi par votre article de participer à cette instrumentalisation. La liberté de la presse vous autorise, et c’est heureux, à prendre position… y compris d’ailleurs en utilisant dans l’entre-deux-tours d’une campagne des extraits d’une interview de Mme Latour et M. Boumansour réalisée il y a plusieurs mois. Elle ne vous autorise en revanche pas à présenter les faits de manière biaisée ni à draper vos erreurs et vos positions idéologiques des vertus de l’information et de l’impartialité. Vous nous aviez habitués à mieux…

Nous restons attentifs aux suites que vous donnerez à ce courrier et vous prions d’accepter nos salutations.

Jean-Michel Delile, président de la Fédération Addiction

Marie Öngün-Rombaldi, déléguée générale de la Fédération Addiction

Notes et références

1 Peut-être votre journaliste souhaite faire référence à l’avis de l’Académie de médecine sur les salles de consommation à moindre risque ? Il est dans ce cas trompeur de ne pas avoir explicité cette référence ni d’avoir détaillé le sujet : l’avis date en effet de janvier 2011 et il ne tient donc pas compte des résultats de l’évaluation de ces salles en France.

2 Salles de consommation à moindre risque : rapport scientifique, INSERM, mai 2021

3Dont la plupart des pays anglo-saxons (Canada, Australie, Royaume-Uni et depuis récemment États-Unis) qui sont pourtant cités dans l’article comme mettant en avant l’abstinence.

4 Drogues et addictions, chiffres clés, OFDT, 2022

5 Notamment après le décret Barzach de 1987.