« L’addiction à la pornographie, c’est l’addiction de la solitude par excellence »

Comment définir l’addiction à la pornographie ?
Il faut savoir que l’addiction à la pornographie est un trouble encore débattu dans la littérature. La CIM-11 (Classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé) inclut dans la catégorie des troubles impulsifs, le « trouble du comportement sexuel compulsif ». À partir de ces critères, il est possible de détecter un trouble d’usage compulsif de pornographie. Malheureusement il n’y a pas à ce jour des critères spécifiques pour ce dernier au sein des classifications tel qu’ils existent pour les jeux vidéo ou les jeux d’argent. Cette absence de conceptualisation diagnostique entraine pour les professionnels des difficultés de compréhension et de détection de ce trouble. Cela peut mener à penser que l’addiction à la pornographie est un phénomène qui n’existe pas ou peu. Cela a comme conséquence qu’on ne le considère pas sérieusement au sein de la santé publique, où à ce jour on n’investit pas pour une prévention ciblée et une prise en charge spécialisée. De ce fait, les personnes qui souffrent de cette addiction se retrouvent isolées, sans aide spécialisée, et souvent sans savoir que ce trouble existe bel et bien et est étudié par de nombreux chercheurs !
Est-ce que les personnes concernées ont un profil particulier ?
L’addiction à la pornographie peut toucher Monsieur et Madame tout le monde. Nous la retrouvons chez des ados et chez des adultes, hommes et femmes, même si la prévalence est supérieure chez les hommes. Nous avons des patients de tous milieux socio-culturels et socio-économiques. Il n’y a pas de facteur de protection psychosocial déterminant pour cette addiction-là. Nous n’arrivons pas à déceler de « profil type ».
Quels sont les symptômes et les impacts sur la santé des usagers ?
Au niveau comportemental, on va retrouver des symptômes propres aux addictions, avec une perte de contrôle dans l’usage associée à une tolérance et à un phénomène d’accoutumance aux contenus qui vont entrainer un besoin de consommer de plus en plus souvent ou longtemps (tolérance quantitative), et de plus en plus intensément (tolérance qualitative), avec parfois des contenus de plus en plus trashs (voire illicites) afin de pouvoir réagir. On retrouve aussi une altération de la santé mentale (dépression, anxiété, dégout de soi, troubles impulsifs…) et sexuelle avec de graves dysfonctions sexuelles, notamment la dysfonction érectile. Malgré ces effets, la personne a besoin de poursuivre l’usage, en raison du très fort craving envers la pornographie. On retrouve aussi l’envahissement psychique, nommé saillance. Et puis des symptômes de manque, notamment psychologiques, dont l’irritabilité, la tension psychocorporelle, et dans certains cas une hyperactivation cardiaque avec une transpiration des mains, des maux de ventre, des maux de tête. Ainsi, nous retrouvons véritablement une symptomatologie addictive dans l’usage problématique de pornographie.
Aussi, les dernières études montrent que les altérations cérébrales dans l’addiction à la pornographie sont similaires aux altérations cérébrales qu’on retrouve dans d’autres dépendances comportementales, notamment le jeu d’argent et de hasard, et même dans des dépendances aux substances comme, par exemple, la cocaïne.
Finalement — et c’est très important ! — les personnes qui souffrent de cela se considèrent comme des « accros ou addictes », c’est à dire que les personnes qui perdent le contrôle vont s’orienter naturellement vers des spécialistes de l’addictologie.
Et justement, il y a une prise en charge possible aujourd’hui pour ces personnes ?
Souvent, quand les personnes viennent nous voir au CSAPA, cela fait minimum 10 ans qu’elles sont dans l’addiction. Elles ont commencé l’usage de pornographie à l’enfance ou l’adolescence (souvent entre 10 et 14 ans), et peu à peu, la dépendance s’installe, puis s’aggrave au fil du temps. Elles viennent nous consulter parce que l’impact négatif est considérable, présentent des problèmes conjugaux, ou une altération de la sexualité évidente. Elles n’arrivent plus à avoir des rapports, ne réagissent plus à la sexualité naturelle. Il peut aussi y avoir de forts degrés de honte, de culpabilité, de dégoût de soi, des symptômes anxieux ou dépressifs associés.
Certains de nos patients ont tenté, en vain, de s’en sortir seuls et ont décidé qu’il était temps de voir un thérapeute. D’autres avaient déjà tenté de demander de l’aide mais le thérapeute en face, souvent pas formé et sensibilisé sur cette addiction, n’avait pas pu y répondre . Il y a alors deux cas de figures : soit le thérapeute est démuni et conseille de s’adresser à une structure d’addictologie — sauf qu’il n’y a pas ou peu de structures avec une offre affichée sur l’addiction à la pornographie — soit il banalise et normalise la situation, en pensant que la personne a uniquement un problème de désaccord éthique et moral avec son usage. Donc au final, les personnes vont se retrouver des années sans en parler et, lorsqu’elles arrivent à nous, leur addiction est très avancée.
Quel accompagnement proposez-vous pour ces personnes ?
L’addiction à la pornographie, c’est l’addiction de la solitude par excellence, c’est à dire que les personnes qui ont cette addiction l’ont développée seules dans le secret depuis des années. C’est une addiction qui isole progressivement et favorise un développement d’un très intense, très profond, dégoût de soi. Tout cela affecte la manière dont la personne va vivre non seulement la sexualité, mais tout rapport à soi et à l’autre.
De ce fait, les groupes de parole font partie intégrante de l’accompagnement thérapeutique parce qu’il est nécessaire que ces personnes se sentent comprises, voient qu’elles ne sont pas seules et qu’elles peuvent créer avec d’autres des liens authentiques et de confiance. Au CEFRAAP nous proposons deux types de groupes de parole : un groupe de soutien et d’entraide, et un autre groupe dit « thérapeutique ». On a construit ce dernier comme un parcours thérapeutique en 6 séances où chaque séance va aborder une thématique de l’addiction et d’une séance à l’autre, il y a un travail qui va être fait de compréhension de l’addiction et de soi et de mise en place de pistes pour s’en sortir.
Ce travail en groupe doit être combiné avec un travail individuel. Pour celui-ci, la première étape est de travailler au niveau comportemental. Pour cela on va utiliser des thérapies comme les thérapies comportementales et cognitives (TCC), la pleine conscience, les techniques psychocorporelles, pour comprendre l’addiction, apprendre à se réguler émotionnellement et pouvoir calmer le craving. L’addiction à la pornographie est avant tout un trouble affectif et une grave altération de la régulation émotionnelle. Il s’agit donc d’apprendre à se réguler émotionnellement sans avoir recours à la pornographie, qui a pris ce rôle depuis longtemps. La seconde étape va être plus en profondeur, une thérapie de réparation de l’attachement, puis dans de nombreux cas, de travail sur la dissociation et l’intégration du trauma. Cela soit pour ceux qui ont vécu des traumas dans l’enfance, soit ceux qui, en raison de l’addiction, se sont mis dans des situations sexuelles traumatiques. On va avoir tout un travail sur l’estime de soi, et la sécurité affective, pour aider à quitter l’addiction et aller vers des relations affectives stables.
Est-ce qu’il y a une notion de réduction des risques dans l’addiction à la pornographie, comme on peut l’avoir avec les addictions aux substances ?
C’est une question qui m’est posée très souvent et à laquelle il est difficile de répondre. Il n’y a pas aujourd’hui dans la littérature scientifique de modèles de réduction des risques appliqués à l’addiction à la pornographie. On peut être dans la prévention, c’est à dire, alerter les usagers sur le fait que la pornographie est fortement addictogène, et les aider à détecter les signaux d’alarme Mais réduire les risques avec les patients qui ont une addiction installée… je ne sais pas trop comment faire, surtout que 100% d’entre eux — et c’est un constat que partagent mes collègues allemands, britanniques ou espagnols — demandent une abstinence complète. Ils me disent qu’il est impossible pour eux de revenir à une consommation régulée, et qu’ils ne le désirent pas. Cependant, il s’agit de les aider à revenir à une sexualité épanouie !
Et pour la prévention ? Comment prévenir l’addiction au porno ?
Tout d’abord, il faudrait reconnaitre la pornographie comme un produit à risque, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Après, il est urgent de travailler dans ce sens au niveau éducatif. L’usage précoce est un facteur de risque très important pour développer une addiction plus tard. Il est nécessaire de former les parents, d’intervenir dans les écoles en dédiant tout un contenu sur ce sujet. Il est aussi impératif de protéger les mineurs, notamment avec un blocage efficace de l’accès.
Un deuxième axe serait de faire des programmes nationaux d’information sur l’addiction à la pornographie et ses symptômes, comme il a été fait pour les jeux d’argent par exemple. Cela afin de donner des conseils pour réguler l’usage et permettre aux personnes d’identifier quand elles commencent à être dépendantes. Être envahi dans son quotidien par des images sexuelles, par exemple, est un signal.
Par ailleurs, il y a un travail à faire en termes d’éducation à la sexualité, des adolescents, mais aussi des adultes. Les modèles sexuels véhiculés par la pornographie, notamment sur le rapport femme-homme et la question du consentement peuvent être problématiques, et il faut en contraste éduquer à une sexualité positive, avec l’importance du lien, de la confiance, de la connaissance de l’autre et de soi-même.
Quelles sont les ressources pour les professionnels qui souhaiteraient se former ?
Tout d’abord, il y a maintenant des formations, comme celle que nous proposons avec la Fédération Addiction (complète pour 2025 ; 28-29-30 septembre 2026). Cette formation a pour objectif que tout professionnel de l’addictologie puisse repérer et évaluer l’addiction à la pornographie et mettre en place des prises en charge spécialisée pour les adolescents et les adultes.
Aussi, le site internet du CEFRAAP est en cours de construction (www.assodeclic.com) mais nous y proposerons bientôt des ressources scientifiques et cliniques. Enfin, à l’hôpital Marmottan, où je travaillerai à partir de juin prochain, j’ai créé et je coordonne le réseau CAPS (cliniciens de l’addiction pornographique et sexuelle), qui rassemble aujourd’hui plus de 60 CSAPA en France. Il s’agit d’un réseau ouvert à tous les professionnels de l’addictologie qui souhaitent être sensibilisés et formés sur l’addiction sexuelle à la pornographie. Nous avons des réunions tous les trimestres, un mardi de 11h00 à 12h30 en visio et en présentiel, et ce sont soit des sessions de formation et de partage de pratiques, soit des cas cliniques sur lesquels on réfléchit ensemble. Les personnes qui souhaitent participer peuvent contacter Aurélie Wellenstein par mail.
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